> Henri Cahingt
Henri Cahingt, Président honoraire des Amys du Vieux Dieppe, est décédé le 7 août 1996, dans sa quatre-vingt-douzième année, après une vie bien remplie, et j'ai le devoir difficile d'essayer de résumer ce qui a fait la trame de celle-ci, une vie indissociable de celle des générations qui l'ont précédé, une véritable dynastie d'historiens et d'archéologues, à commencer par Paul Henri Cahingt (1825-1904) qui vécut à Londinières, fut un actif collaborateur de l'abbé Cochet, et dont le nom a été donné à un établissement scolaire de cette petite cité.
Son petit-fils, Henri Cahingt, a d'ailleurs consacré à son grand-père en 1977, une brochure relatant les travaux d'archéologue et rappelant l'opinion exprimée par un érudit averti : "Le nom de Paul Henri Cahingt doit figurer parmi ceux des précurseurs et des savants de notre région qui, au XIXe siècle, ont fait faire un grand pas à la science en général et à l'archéologie en particulier."
Paul Henri Cahingt eut deux fils, Henri et Léon, qui, tous deux, continuèrent à s'illustrer comme historiens et archéologues. L'un d'eux, Henri, né à Londinières en 1856 et décédé en 1943, fut le filleul de l'abbé Cochet. Professeur au Collège de Dieppe, il participa en 1912 à la fondation de l'Association des Amys du Vieux Dieppe. C'est le père d'Henri Cahingt qui vient de nous quitter.
Henri Cahingt, comme il aimait à le rappeler, a vu le jour sur l'emplacement exact de la belle demeure de Jehan Ango, la "Pensée" sur le Grand Quay, aujourd'hui quai Henri IV, à l'abri des murs du vieux Collège où il a appris à lire et à écrire. Après des études poursuivies au Collège Jehan Ango, Henri Cahingt passa sa licence en droit et entra au service de la Justice, comme magistrat, Juge de Paix, devenu au fil des réformes Président du Tribunal d'Instance, et ce pendant 38 années, au terme desquelles l'honorariat lui fut conféré.
Ma vie professionnelle m'a donné l'occasion de rencontrer Henri Cahingt dans l'exercice de ses fonctions judiciaires et d'apprécier, au cours des audiences du Tribunal, qu'il présidait, son autorité empreinte de la plus grande bienveillance et de la plus grande sérénité, et une sagesse que n'affectaient pas les turbulences de parties opposées, en droit et en fait.
Mais parallèlement, bien que dépositaire fidèle d'un savoir hérité de plusieurs générations, il a su affirmer une vocation maritime, contrariée par une acuité visuelle insuffisante, en orientant ses propres recherches vers l'histoire et l'archéologie navales, lui qui écrivait dans le recueil de poèmes qu'il a publiés en 1954
"L'océan …
"Sentir les vagues …
"Je suis las du sol que je foule.
"J'ai la nostalgie de la houle
"qui prend le vaisseau qui divague
"et le hisse d'un seul élan
"au sommet de l'au, puis s'écroule."
C'est ainsi que, vers 1950, il commença à bourlinguer dans les vieux édifices datant du moyen Age au XVIIIe, et à relever systématiquement au moyen d'un procédé inventé par lui, les graffiti gravés dans la pierre au cours des siècles, s'intéressant tout particulièrement aux navires dont il a pu ainsi étudier l'évolution. C'est essentiellement grâce à cette initiative que le monde scientifique a pris conscience de l'importance numérique et de l'exceptionnelle utilité de ces documents,dans le domaine de l'archéologie navale, lors de la communication qui fut faite par Henri Cahingt, dans le cadre du premier Colloque d'Histoire Maritime réuni à Paris en 1956 et publié sous le titre Les graffiti dieppois, étude de types de navires de la Manche, première moitié du XVIIe (Travaux du Colloque d'Histoire Maritime tenu le 17 mai 1956,à l'Académie de Marine, Paris, 1957, pp 53-67).
Cette vie de chercheur trouvera sa consécration lors de l'exposition qui se tint au Musée du Vieux Château de Dieppe, en juin 1990, sous le titre "Les murs qui parlent, le navire en graffiti du Moyen Age au XVIIIe siècle", et qui faisait suite à de nombreuses expositions qui eurent lieu en des endroits variés.
Le catalogue de cette exposition conserve fort heureusement le souvenir de tous ces navires ressuscités au-delà des siècles, par un chercheur alliant la rigueur de l'homme de science, et la sensibilité du poète apte à faire vivre ce qui échappe au plus grand nombre.
Henri Cahingt était en effet apte véritablement à faire vivre ces navires par lui redécouverts, dont il pouvait nommer le moindre élément, comme s'il avait navigué à leur bord, ces relevés de graffiti redevenant sous ses yeux avertis, ce qu'ils furent en leur temps, pour les auteurs de ces dessins reproduisant les nefs de leur époque : des navires de haute mer, aux voiles gonflées par le vent du large.
Il fut ainsi amené en 1956 à reconstituer les plans de la Dauphine, nef armée par Jehan Ango et commandée par Verrazane en 1524, et c'est sur ces plans que fut construite par François Rochaix la maquette qui trône maintenant dans les vitrines du Musée de Dieppe (et c'est peut être sur ces plans que sera construite un jour la réplique exacte ,en grandeur réelle de la Dauphine, si le projet un peu fou et téméraire lancé lors du Congrès national consacré à Jean de Verrazane qui s'est tenu au Sénat le 10 juillet 1996, voit le jour).
Mais Henri Cahingt ne s'est pas contenté de cette découverte, comme l'écrit Pierre Bazin dans la préface du catalogue consacré à l'exposition sur les graffiti de 1990, "la bibliographie que l'on trouvera en annexe nous évitera de plus longs commentaires sur les travaux d'un esprit toujours en éveil, qui sait mettre en œuvre, sans contradictions, curiosité, rigueur scientifique et sensibilité aux choses de l'art".
Nous renverrons donc le lecteur à la bibliographie extraite de ce catalogue et complétée par nos soins qui figure à la suite de la présente notice.
Rappelons toutefois sa contribution aux fêtes nocturnes somptueuses qui eurent lieu au pied du Vieux Château en 1951 et 1952, pour lesquelles il écrivit le livret des spectacles consacrés à "Jehan Ango aux Jardins de la Mer" et "La chronique de Charles Desmarets" et les livres majeurs qu'il a écrit pour aider à la compréhension de notre histoire : L'église Saint-Jacques de Dieppe, "Arques 1454-1459, la vie au bailliage de Caux au lendemain de la guerre de Cent Ans" et "De Dieppe en 1527, Lettres d'un voyageur, La ville de Jehan Ango"
Henri Cahingt succéda à Georges Guibon comme Président des Amys du Vieux Dieppe en 1981, fonction qu'il exerça jusqu'en 1991, date à laquelle il devint Président honoraire de notre Association. Il fut nommé membre titulaire de la Commission départementale des Antiquités en 1959, et membre correspondant de l'Académie des Sciences, Belles Lettres et Arts de Rouen en1979. Il reçut en décembre 1987 les insignes d'officier dans l'ordre du Mérite. Au cours de cette cérémonie, fut lu un poème de sa composition écrit à la gloire de Jehan Ango et intitulé "Solitude du vieil armateur",
… le chant triste du vent
Le vieil homme l'entend. Que ce chant était beau
Quand le grand vent, jadis ramenait ses vaisseaux.
Mais son souffle, aujourd'hui, ne gonfle plus les voiles,
Il n'apporte au vieil homme au lieu des blanches toiles,
Que le lugubre glas qui, pour les trépassés,
Tinte, évoquant les jours et les amis passés …
La ville de Dieppe, en reconnaissance de sa contribution active à la vie de la cité, l'a nommé citoyen d'honneur de la ville, le 29 juin 1981, et M. Cuvilliez, maire, lui remit la Médaille d'Honneur de la ville, au cours de l'Assemblée générale des Amys du Vieux Dieppe du mois de juin 1991.
Si Henri Cahingt nous a quitté, s'il n'est plus là pour faire revivre les vaisseaux de jadis, nous pourrons néanmoins continuer à dialoguer avec lui grâce à toutes ces recherches et ces travaux qui furent l’œuvre de sa vie et nous sont si heureusement conservés par de nombreuses publications.
Maurice Duteurtre